Mardi cinéma "Voyage dans l'univers de Lewis Caroll"
Dans le cadre de la célébration du non-anniversaire d’Alice à la Médiathèque tout au long du mois d’octobre nous avons proposé, lors de ce nouveau « Mardi cinéma » une plongée dans l’œuvre de Lewis Carroll, professeur de mathématique et écrivain à succès. Ce fut l’occasion de constater que le cinéma s’empara certes très vite de l’univers foisonnant d’Alice mais que porter à l’écran les deux romans la mettant en scène (Alice au pays des merveilles, 1865 et De l’autre côté du miroir, 1871) se révélait être un exercice périlleux car l’œuvre carrollienne est complexe et foncièrement digressive.
Dix ans plus tard Alice est de retour sur les écrans ! Dans cette troisième adaptation cinématographique nous retrouvons une version mélangeant des épisodes des deux romans de Lewis Carroll reprenant uniquement les passages les plus célèbres. Ce type d’adaptation, revenant à sacrifier des passages entiers du roman tout en cherchant à créer une illusion de fidélité, est souvent critiqué car elle peut dénaturer l’œuvre originale. Cette condensation est pourtant courante au cinéma (contrairement au théâtre où le texte se doit généralement d’être respecté) lorsque l’on passe du texte au scénario. Au visionnage de ce film de W. W. Young datant de 1915 nous nous trouvons confrontés aux contraintes techniques inhérentes au cinéma de cette époque. Dans cette production muette nous devons toujours nous contenter d’une caméra statique filmant des scènes mises simplement bout à bout. Aussi, malgré des trouvailles visuelles intéressantes, nous avons souvent l’impression de voir une Alice tournant en rond dans un bocal ! Le charme des scènes en extérieur, les costumes des personnages et les trucages en font un spectacle malgré tout agréable.
C’est ensuite la version de Norman McLeod, produite par la Paramount en 1933 qui a retenu notre attention. Cette seconde adaptation parlante, réalisée par un cinéaste ayant tourné avec les Marx Brothers, et scénarisé par Joseph L. Mankiewicz (futur grand réalisateur) rassemble en effet quelques grands acteurs d’Hollywood dans des rôles inattendus. Les cinéphiles noteront ainsi que Cary Grant (jouant la tortue à tête de vache) et Gary Cooper (le chevalier blanc maladroit) figuraient au générique…Si cette adaptation se démarque visuellement des précédentes, on y retrouve sans grande surprise toutes les scènes désormais cultes d’Alice (le chapelier fou et son thé permanent, la reine de cœur qui joue au cricket avec des flamands roses, la chenille qui fume un narguilé, etc.). On ne peut que constater une très forte filiation dans les adaptations cinématographiques d’Alice alors que les romans de Carroll se caractérisent un univers foisonnant offrant a priori des possibilités pour les réalisateurs de se démarquer. Mais peut-être que la crainte de déplaire à la critiques et aux très nombreux fans bercés par Alice les ont poussé à la prudence… L'intérêt du film de McLeod en lui-même est assez limité mais il reflète bien certains aspects de la production pendant l’âge d’or du cinéma américain. Entièrement tourné en studio, le Alice de la Paramount disposait de moyens conséquents. Le fait que tous les personnages fantastiques soient interprétés par de véritables acteurs en costume donne au film un côté théâtral, désuet mais plaisant. Cependant cette version vaut surtout aujourd’hui par l’influence qu’elle a pu avoir sur l’imaginaire collectif entourant Alice ; Disney et Burton, n’hésiteront d’ailleurs pas à reproduire presque à l’identique certaines de ses scènes. La principale limite du film demeure sans doute d’avoir quelque peu « aseptisée » le personnage d’Alice. Chez Carroll celle-ci fait preuve d’esprit critique (corrigeant ou remettant en cause systématiquement les propos tenus par les êtres qu’elles croisent) alors qu’ici nous avons bien souvent l’impression de suivre le parcours d’une petite fille sage s'étonnant simplement des bizarreries du pays merveilleux. Le côté subversif traversant l’œuvre carrollienne est estompé avec cette Alice qui accepte trop largement ce qu’elle voit et ce qu’on lui raconte...
Petit détour par le cinéma d’animation avec la version disneyenne d’Alice. Après avoir lancé en vain trois projets d’adaptation ce n’est qu’en 1951 que les studios Disney livrent leur vision de l’œuvre de Lewis Carroll. Le film est critiqué dès sa sortie pour son manque de cohérence dû à ses nombreuses séquences digressives. Face aux nombreux personnages loufoques, la pauvre Alice ne parvient pas vraiment à susciter l’empathie chez le spectateur. Plus gênant encore elle perd, de nouveau, l’une de ses caractéristiques majeures : dans les romans elle est perpétuellement en porte-à-faux dans le monde des merveilles (soit trop grande, soit trop petite, elle se comporte à rebours de ce qu’il conviendrait, etc.) pour autant elle en a conscience et se montre hardie et rebelle. Ici nous suivons le périple d'une Alice peu volontaire faisant du tourisme au pays des merveilles... Si le succès au box-office n’est pas au rendez-vous lors de la sortie, on constate cependant un inattendu regain d’intérêt pour le film parmi les adolescents de la fin des années 1960. En effet, ceux-ci découvrent que le film de Disney ressemble étrangement à un trip sous acide avec ses champignons magiques, ses personnages tout droit sortis d’un asile psychiatrique et son esthétique hallucinée. Massivement projeté sur les campus américains, cette Alice inspirera même White Rabbit la très psychédélique chanson du groupe américain Jefferson Airplane (retrouvez ici les paroles et leur traduction).
Plus exotique et méconnu (car inédit en France jusqu’en 2016 !) Alice a eu droit aussi à sa version comédie musicale disco ! Nous retrouvons dans cette production polonaise, tournée à la fin des années 1970, des acteurs de premier plan (Jean-Pierre Cassel, Sophie Barjac, Susanna York, etc.) qui interprètent des personnages présents dans les romans de Carroll mais dont ils ne reprennent que les noms et les principaux traits de caractère (Alice est candide, le lapin est excité, la reine est cruelle…). Sorti en Pologne en 1982 le film est devenu immédiatement culte (plus de 300.000 albums de la bande originale ont été vendus) et a fait soufflé un vent de liberté sous le régime communiste du général Jaruzelski qui interdit la même année le syndicat Solidarnosc, dirigé par Lech Walesa, provoquant partout en Pologne de violentes manifestations.
Pour conclure notre séquence sur les adaptations cinématographiques d’Alice nous avons choisi de mettre en parallèle deux films à première vue très différents : Alice de Jan Švankmajer (1988) et Alice au pays des merveilles de Tim Burton (2010). En effet, le réalisateur tchèque est un maître de l’animation traditionnelle, Burton (version Disney) est quant à lui dopé aux effets spéciaux numériques. Leur approche de l’œuvre de Carroll diffère également : le premier nous propose une adaptation presque littéraire du roman et nous fait entendre, via la bouche d’Alice, le texte original quand Burton créé une histoire originale. Pourtant ces deux réalisateurs nous entraînent tous deux dans un monde cauchemardesque où ils exposent le difficile passage à l’âge adulte. Les deux artistes proposent aussi une vision très habitée de l’œuvre de Carroll. Švankmajer mélange de multiples supports (marionnettes, animaux empaillés, objets…) et accorde une grande place à l’irrationnel et à la fantasmagorie dans cette adaptation. Avec une grande économie de moyens il développe une atmosphère inquiétante et oppressante. À l'inverse, dans la version Burton la débauche d’effets spéciaux étouffe des personnages trop peu incarnés. Notons également que dans cet Alice, plus que chez Carroll, l’ordre règne finalement en maître ; à la fin de l’aventure, Alice refuse certes un mariage arrangé mais elle s’affirme comme une business woman visionnaire souhaitant développer le commerce avec la Chine !
À travers ces deux versions nous constatons aussi une grande variation dans l’âge du personnage principal. Chez Švankmajer Alice a environ 8 ans, chez Burton elle est une jeune femme qui retourne au pays des merveilles 10 ans après son premier voyage. C’est le grand illustrateur Arthur Rackham qui le premier, en 1907, représenta Alice sous les traits d’une jeune fille éthérée et qui l’assimila au mouvement romantique. Dès lors l’œuvre de Carroll a pu être vue comme une illustration du dilemme de l’adolescence chez l’héroïne prise entre les responsabilités de l’âge adulte (par son esprit critique) et les émois de l’enfance (Alice pleure à chaudes larmes lorsqu’elle est triste). Burton comme Švankmajer s’inscrivent également dans une vision « nocturne » ( ou crépusculaire) d’Alice. Cette vision (qui tend à se développer ces derniers temps) pourrait s’expliquer par le fait que Carroll base certains dialogues et épisodes de ces romans sur des détournements et des jeux sur les connaissances mathématiques, musicales ou géographiques enseignés à l’école primaire sous la reine Victoria. Mais tandis qu’évoluaient les acquis scolaires des tout-petits, les nombreuses références manipulées par les personnages dans Alice sont devenues incompréhensibles (surtout pour les non-anglophones) et donc inquiétantes. Alice devint alors, pour ses nouveaux lecteurs, étrange voire gothique !
Porter Alice à l’écran constitue, nous l’avons vu, un véritable défi. Mais au-delà des adaptations cinématographiques d’Alice qui ont contribué à diffuser largement son image auprès d’un large public, nous constatons que l’influence de Carroll déborde largement ces seuls films. Les films que nous avons choisi de vous présenter ici font écho à l’œuvre de Carroll dans leurs thématiques et leurs recherches artistiques ou formelles.
Le voyage cinématographique commence avec des cinéastes plaçant le rêve, l’irrationnel ou le jeu au cœur de leurs créations pour questionner l’ordre établi. Nous l’avons déjà dit, Carroll connut le succès de son vivant au Royaume-Uni, mais en France c’est sous l’influence des artistes surréalistes qu’il a acquis une véritable reconnaissance dans les années 1930. Pourquoi ? A une époque où l’attrait nouveau pour la psychanalyse ouvrait Alice à une multiplicité d’interprétations (pour un public aussi bien adulte qu’enfant), les auteurs surréalistes ont salué dans l’œuvre de Carroll le pouvoir accordé à l’imagination allant à l’encontre des conventions et de l’ordre établi.
Notons également chez Carroll une grande porosité entre le monde réel et celui de l’imaginaire : les personnages que retrouve Alice dans le pays des merveilles font ainsi écho par exemple à des proches de la véritable Alice Lidell qui inspira le romancier. Cette relation particulière à la réalité se retrouve dans le cinéma fantastique et plus particulièrement chez Jean Cocteau dans son adaptation du conte classique de madame Leprince de Beaumont : La Belle et la bête. Dans ce film nous distinguons deux mondes perméables mais distincts, séparés non pas ici par un terrier mais par une vaste forêt : celui de la réalité (la maison ordinaire du marchand) et celui du merveilleux où tout est possible (le château enchanté). Réalisé en 1946, dans le difficile contexte de l’après Seconde Guerre Mondiale, Jean Cocteau réussit à transposer de la poésie sur pellicule grâce à la magie de son langage cinématographique. Cette libre adaptation nous ouvre les portes du merveilleux sans effets poétiques faciles...
Changement complet d’ambiance et d’époque pour nous intéresser à l’un des autres aspects les plus marquants de l’œuvre de Carroll : le goût pour les jeux de mots et de logique. Carroll développe dans ses dialogues des jeux avec le langage notamment par le biais du fameux nonsense dans lequel l’auteur laisse espérer au lecteur une explication logique face à une situation avant de le tromper en terminant le raisonnement de manière incongrue. Carroll s’inscrit ici dans la tradition des jeux verbaux, des chansons et devinettes. Mais il se montre plus audacieux car ses nonsenses ne créent pas de l’absurde (c’est à dire de l’absence de sens), au contraire ces rapprochements créent du sens, et nous donnent à voir une nouvelle réalité incongrue. Malmenant le discours, il démantèle son raisonnement et rend ainsi douteux le langage et par la même occasion la logique. Ce jeu carrollien sur le langage, pour créer l’étonnement et en faire découler du sens, peut trouver un écho dans les expérimentations littéraires de l’Oulipo. En effet, les écrivains et mathématiciens de l’Ouvroir de littérature potentielle vont eux-aussi aller très loin dans leur jeu avec le langage en inventant et expérimentant des contraintes littéraires nouvelles. L’un des plus célèbres d’entre eux, Raymond Queneau, sort en 1959 Zazie dans le métro qui remporte un beau succès. Dans ce roman l’écrivain réinvente le langage (et créé un néo-français plus proche du langage parlé qu’écrit) et fait souffler un vent d’insolence, d’absurdité et de liberté qui suscitent chez le cinéaste Louis Malle l’envie d’en faire autant avec le langage cinématographique. Dans cette parodie burlesque du roman d’apprentissage l’héroïne fait preuve d’un caractère frondeur et d’un esprit critique acéré. Terriblement sûre d’elle, lucide et têtue face à l’inconnu, Zazie incarne une jeunesse qui a soif d'apprendre, et de comprendre. Quand on lui présente le monde comme ordonné, Zazie (comme Alice) ne se contente pas des apparences, mais préfère vérifier par elle-même et révèle alors le désordre ambiant ! Guidée à travers Paris par son oncle Gabriel, elle ignore la politesse et pose tout au long de ses aventures plein de questions et cherche tout au long de son périple à voir ce fameux métro qui lui échappe.
Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir comportent donc des éléments propres au roman initiatique : on note une progression du personnage d’Alice au sortir de ses aventures et des épreuves qu’elle doit affronter. Face à un univers hostile et angoissant la jeune fille ne peut s’en remettre qu’à elle-même pour s’en sortir. De nombreux films, à destination des enfants ou des adultes, se basent sur ce schéma classique parmi lesquels les trois que nous avons sélectionnés.
Film moins connu, mais tout aussi remarquable, nous avions choisi de projeter un extrait de Nocturnes (2006) d’Henry Colomer dans lequel nous suivons un jeune garçon qui voit son quotidien subitement troublé par l’engagement de son père dans l'armée. Face à cette réalité anxiogène, il se réfugie dans son imagination. Dans ce film délicat et contemplatif les souvenirs objectifs se mélangent avec ceux subjectifs, les fantasmes se mêlent à la réalité... comme dans Alice.
Enfin nous avons retenu la transposition d’une autre œuvre culte de la littérature pour enfants : Max et les maximonstres de Maurice Sendak. Adapter une œuvre ayant bercé l’enfance de milliers de personnes est, comme nous l’avons vu, un exercice périlleux. Pourtant la proposition du réalisateur Spike Jonze est une vraie réussite ! L’esprit originel du livre de Maurice Sendak est bien présent dans ce film qui met en images la sauvagerie enfantine de Max. Dans le film nous retrouvons donc l’apparence physique des personnages du livre mais aussi son esprit et ses valeurs. Chacun des monstres est doté d’une personnalité propre et complexe avec une part de mystère assez inquiétante (impulsivité, jalousie…). Jonze livre un film où les sentiments de solitude ou d’injustice du héros prennent magnifiquement forme. Dans ce monde tour à tour lumineux et sombre, Max, le jeune héros explore sa propre brutalité. Nommé roi des monstres il doit diriger la communauté et doit assumer des responsabilités proches de adultes. Cette expérience lui permet de comprendre en miroir sa mère. De ce voyage fantastique aux pays des monstres Max reviendra, comme Alice, plus mûr.
Pour démontrer la formidable pérennité de l’œuvre de Carroll et son influence dans la production artistique récente nous avons choisi de conclure notre voyage cinématographique par une incursion dans deux genre très différents : le thriller psychologique à tendance horrifique et le ballet !
Nous l’avons dit Alice est volontiers associée aujourd’hui au cauchemar. Preuve en est avec le film Donnie Darko qui compte parmi les films fantastiques marquants des années 2000. Nous y suivons l'histoire d’un adolescent en marge, Donnie Darko, intelligent mais perturbé. Souffrant de schizophrène paranoïaque il a un ami imaginaire : Frank, un lapin géant au visage effrayant qui est une référence explicite au célèbre lapin blanc d’Alice. En effet, Franck guide Denis de l’autre côté du miroir et le pousse à commettre durant ses rêves à commettre des actes violents. Donnie Darko démontre le basculement durable de l’univers carrollien dans celui du morbide et de l’horreur...
Pour terminer sur une note plus légère, petit tour du côté l’Opéra royal de Londres avec Alice in Wonderland, une création de Christopher Wheeldon produite en 2011. Cette transposition en ballet propose un spectacle dynamique et teinté de burlesque. Nous y retrouvons tous les personnages du roman dont, bien évidemment, la redoutable reine rouge semant la terreur au sein de sa cour :
À l’issue de ce périple cinématographique, nous espérons vous avoir donné envie de vous (re)plonger dans l’œuvre de Lewis Carroll ou dans l’un de ces films que vous pouvez retrouver ici. Pour le prochain "Mardi cinéma" du 13 décembre consacré au cinéma policier français, nous recevrons un hôte de marque : le directeur de collection et critique de cinéma François Guérif. Inscriptions gratuites à partir du 13 novembre sur cette page ! À bientôt !
Au cours de cette soirée nous nous sommes évidemment intéressés aux adaptations cinématographiques d’Alice mais nous avons également cherché à montrer la diversité de l’héritage carrollien à travers une sélection de films développant des aspects et des thèmes présents dans ces romans.
Les dix adaptations cinématographiques d’Alice reflètent l’évolution du regard porté sur l’œuvre de Carroll et sur ce personnage plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. Leur rapprochement montre aussi l’évolution des techniques cinématographiques et nous offre un panorama des différentes manières de transposer un roman au cinéma.
En 1903, soit seulement huit ans seulement après la naissance du cinéma, Alice est porté pour la première fois à l’écran dans un court-métrage de Cecil Hepworth et Percy Stow. Cette version nous propose une succession de tableaux vivants directement inspirés des dessins originaux de John Tenniel parus dans l’édition originale du roman. L’ambiance encore très victorienne du film lui confère un charme fou. Pour ce cinéma balbutiant, créant encore ses codes et ses techniques, la transposition d’Alice constituait un bon moyen de faire ses armes en matière d’illusions visuelles. Les réalisateurs ont en effet dû réaliser des trucages pour transposer sur l’écran certaines scènes du roman (comme les agrandissements et rétrécissements successifs d’Alice).
- Les adaptations cinématographiques d'Alice
Les dix adaptations cinématographiques d’Alice reflètent l’évolution du regard porté sur l’œuvre de Carroll et sur ce personnage plus profond qu’il n’y paraît au premier abord. Leur rapprochement montre aussi l’évolution des techniques cinématographiques et nous offre un panorama des différentes manières de transposer un roman au cinéma.
En 1903, soit seulement huit ans seulement après la naissance du cinéma, Alice est porté pour la première fois à l’écran dans un court-métrage de Cecil Hepworth et Percy Stow. Cette version nous propose une succession de tableaux vivants directement inspirés des dessins originaux de John Tenniel parus dans l’édition originale du roman. L’ambiance encore très victorienne du film lui confère un charme fou. Pour ce cinéma balbutiant, créant encore ses codes et ses techniques, la transposition d’Alice constituait un bon moyen de faire ses armes en matière d’illusions visuelles. Les réalisateurs ont en effet dû réaliser des trucages pour transposer sur l’écran certaines scènes du roman (comme les agrandissements et rétrécissements successifs d’Alice).
Plus exotique et méconnu (car inédit en France jusqu’en 2016 !) Alice a eu droit aussi à sa version comédie musicale disco ! Nous retrouvons dans cette production polonaise, tournée à la fin des années 1970, des acteurs de premier plan (Jean-Pierre Cassel, Sophie Barjac, Susanna York, etc.) qui interprètent des personnages présents dans les romans de Carroll mais dont ils ne reprennent que les noms et les principaux traits de caractère (Alice est candide, le lapin est excité, la reine est cruelle…). Sorti en Pologne en 1982 le film est devenu immédiatement culte (plus de 300.000 albums de la bande originale ont été vendus) et a fait soufflé un vent de liberté sous le régime communiste du général Jaruzelski qui interdit la même année le syndicat Solidarnosc, dirigé par Lech Walesa, provoquant partout en Pologne de violentes manifestations.
À travers ces deux versions nous constatons aussi une grande variation dans l’âge du personnage principal. Chez Švankmajer Alice a environ 8 ans, chez Burton elle est une jeune femme qui retourne au pays des merveilles 10 ans après son premier voyage. C’est le grand illustrateur Arthur Rackham qui le premier, en 1907, représenta Alice sous les traits d’une jeune fille éthérée et qui l’assimila au mouvement romantique. Dès lors l’œuvre de Carroll a pu être vue comme une illustration du dilemme de l’adolescence chez l’héroïne prise entre les responsabilités de l’âge adulte (par son esprit critique) et les émois de l’enfance (Alice pleure à chaudes larmes lorsqu’elle est triste). Burton comme Švankmajer s’inscrivent également dans une vision « nocturne » ( ou crépusculaire) d’Alice. Cette vision (qui tend à se développer ces derniers temps) pourrait s’expliquer par le fait que Carroll base certains dialogues et épisodes de ces romans sur des détournements et des jeux sur les connaissances mathématiques, musicales ou géographiques enseignés à l’école primaire sous la reine Victoria. Mais tandis qu’évoluaient les acquis scolaires des tout-petits, les nombreuses références manipulées par les personnages dans Alice sont devenues incompréhensibles (surtout pour les non-anglophones) et donc inquiétantes. Alice devint alors, pour ses nouveaux lecteurs, étrange voire gothique !
- L'héritage et l'influence de Lewis Carroll au cinéma
Le voyage cinématographique commence avec des cinéastes plaçant le rêve, l’irrationnel ou le jeu au cœur de leurs créations pour questionner l’ordre établi. Nous l’avons déjà dit, Carroll connut le succès de son vivant au Royaume-Uni, mais en France c’est sous l’influence des artistes surréalistes qu’il a acquis une véritable reconnaissance dans les années 1930. Pourquoi ? A une époque où l’attrait nouveau pour la psychanalyse ouvrait Alice à une multiplicité d’interprétations (pour un public aussi bien adulte qu’enfant), les auteurs surréalistes ont salué dans l’œuvre de Carroll le pouvoir accordé à l’imagination allant à l’encontre des conventions et de l’ordre établi.
Lorsque l’on parle de surréalisme et de cinéma, très vite vient à l’esprit le film de Luis Buñuel Un Chien andalou. Ce film déroutant expose principalement les relations violentes et difficiles entre un homme et une femme dans des lieux et des époques différentes. Dans le film, les objets et des personnages inattendus apparaissent et disparaissent, laissant le spectateur libre de leur attribuer une part de réalité, d'imagination, ou de souvenir. On remarquera aussi la présence de symboles propres aux tableaux de Dali (qui coécrivit le scénario) : les pianos par exemple symbolisent la bourgeoisie, honnie des surréalistes. Dans l'extrait suivant, la figure de l’homme traînant un piano encombré d’ânes morts renvoie à l'ensemble des valeurs de la bourgeoisie qui inhibent le héros du film et le contraignent dans son entreprise de séduction.
Changement complet d’ambiance et d’époque pour nous intéresser à l’un des autres aspects les plus marquants de l’œuvre de Carroll : le goût pour les jeux de mots et de logique. Carroll développe dans ses dialogues des jeux avec le langage notamment par le biais du fameux nonsense dans lequel l’auteur laisse espérer au lecteur une explication logique face à une situation avant de le tromper en terminant le raisonnement de manière incongrue. Carroll s’inscrit ici dans la tradition des jeux verbaux, des chansons et devinettes. Mais il se montre plus audacieux car ses nonsenses ne créent pas de l’absurde (c’est à dire de l’absence de sens), au contraire ces rapprochements créent du sens, et nous donnent à voir une nouvelle réalité incongrue. Malmenant le discours, il démantèle son raisonnement et rend ainsi douteux le langage et par la même occasion la logique. Ce jeu carrollien sur le langage, pour créer l’étonnement et en faire découler du sens, peut trouver un écho dans les expérimentations littéraires de l’Oulipo. En effet, les écrivains et mathématiciens de l’Ouvroir de littérature potentielle vont eux-aussi aller très loin dans leur jeu avec le langage en inventant et expérimentant des contraintes littéraires nouvelles. L’un des plus célèbres d’entre eux, Raymond Queneau, sort en 1959 Zazie dans le métro qui remporte un beau succès. Dans ce roman l’écrivain réinvente le langage (et créé un néo-français plus proche du langage parlé qu’écrit) et fait souffler un vent d’insolence, d’absurdité et de liberté qui suscitent chez le cinéaste Louis Malle l’envie d’en faire autant avec le langage cinématographique. Dans cette parodie burlesque du roman d’apprentissage l’héroïne fait preuve d’un caractère frondeur et d’un esprit critique acéré. Terriblement sûre d’elle, lucide et têtue face à l’inconnu, Zazie incarne une jeunesse qui a soif d'apprendre, et de comprendre. Quand on lui présente le monde comme ordonné, Zazie (comme Alice) ne se contente pas des apparences, mais préfère vérifier par elle-même et révèle alors le désordre ambiant ! Guidée à travers Paris par son oncle Gabriel, elle ignore la politesse et pose tout au long de ses aventures plein de questions et cherche tout au long de son périple à voir ce fameux métro qui lui échappe.
Dans Alice au pays des merveilles Carroll dénonce, sur le mode du conte satyrique, le modèle éducatif anglais de l’époque (basé sur la récitation et l’apprentissage par cœur) mais aussi la très moraliste et sévère société victorienne. Si dans Alice la critique sociale reste assez secondaire, d’autres œuvres romanesques du XIXe s. se montrent plus virulentes pour dénoncer la cruauté dont sont victimes les plus faibles à l’époque de la révolution industrielle. C’est le cas par exemple des œuvres de Dickens, qui ont nourri l’imaginaire de plusieurs générations d’enfants et témoignent des aspects les plus sombres du capitalisme naissant sous le règne de Victoria. Cela est bien restitué dans l’adaptation cinématographique de 1948 par David Lean. Ce classique de grande qualité propose une reconstitution très minutieuse et une abondance de personnages lui permettant de bien transcrire la richesse des pages de Dickens. Notons que Sir Alec Guinness, l’un des plus grands acteurs britanniques, y interprète le rôle de l’ignoble Fagin.
Enfin nous avons retenu la transposition d’une autre œuvre culte de la littérature pour enfants : Max et les maximonstres de Maurice Sendak. Adapter une œuvre ayant bercé l’enfance de milliers de personnes est, comme nous l’avons vu, un exercice périlleux. Pourtant la proposition du réalisateur Spike Jonze est une vraie réussite ! L’esprit originel du livre de Maurice Sendak est bien présent dans ce film qui met en images la sauvagerie enfantine de Max. Dans le film nous retrouvons donc l’apparence physique des personnages du livre mais aussi son esprit et ses valeurs. Chacun des monstres est doté d’une personnalité propre et complexe avec une part de mystère assez inquiétante (impulsivité, jalousie…). Jonze livre un film où les sentiments de solitude ou d’injustice du héros prennent magnifiquement forme. Dans ce monde tour à tour lumineux et sombre, Max, le jeune héros explore sa propre brutalité. Nommé roi des monstres il doit diriger la communauté et doit assumer des responsabilités proches de adultes. Cette expérience lui permet de comprendre en miroir sa mère. De ce voyage fantastique aux pays des monstres Max reviendra, comme Alice, plus mûr.
Nous l’avons dit Alice est volontiers associée aujourd’hui au cauchemar. Preuve en est avec le film Donnie Darko qui compte parmi les films fantastiques marquants des années 2000. Nous y suivons l'histoire d’un adolescent en marge, Donnie Darko, intelligent mais perturbé. Souffrant de schizophrène paranoïaque il a un ami imaginaire : Frank, un lapin géant au visage effrayant qui est une référence explicite au célèbre lapin blanc d’Alice. En effet, Franck guide Denis de l’autre côté du miroir et le pousse à commettre durant ses rêves à commettre des actes violents. Donnie Darko démontre le basculement durable de l’univers carrollien dans celui du morbide et de l’horreur...
Jean-Guy et Quentin
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